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Nov-Dec 2019

Franchise et transparence au niveau financier et monétaire

Makram Sader

Les interventions et les écritures des responsables et des experts des médias audiovisuels et des réseaux sociaux posent, en parlant de la crise actuelle, un nombre de questions. Parmi elles le plus souvent, «la protection des petits déposants» la recapitalisation des banques ainsi que le rééchelonnent / la restructuration de la dette publique.

Pour nous, la notion de petits déposants se définit par les déposants dont les dépôts sont égaux ou inferieures à 75 millions L.L. ou son équivalent en dollars américains (50 mille dollars). Cette somme est garantie par l’Institut National de Garantie des Dépôts en vertu de la nouvelle législation votée par la Chambre des députés récemment dans le cadre de la loi sur le budget. Cette garantie couvre un grand nombre de déposants soit à peu près 2,5 millions de déposants qui dépasse 86 % du nombre des clients. Ainsi, le volume des dépôts garantis par la loi se rapprocherait de 13 milliards de dollars, ce qui constitue un pourcentage légèrement inférieur à 8% du volume des dépôts tels quels à la mi-octobre 2019.

La protection des petits déposants par des actes et non des discours exige le maintien de la stabilité du taux de change de la livre libanaise par rapport au dollar américain tel qu’il est actuellement le cas soit à 1507,5 L.L. car la détérioration des taux de change mènera forcément à la baisse ainsi qu’à la dépréciation de la garantie. Il est à noter que les dépôts de cette tranche de déposants sont divisés à part égale entre la livre libanaise et le dollar (50%-50%) contrairement à la distribution générale des dépôts : 27% en livre libanaise par rapport à 73% en dollars.

Pour compléter le schéma, signalons que 90% des déposants ayant 100 mille dollars et moins, détiennent 14% des dépôts, c.-à-d. 22,5 milliards de dollars; tandis que la part de 98% des déposants ayant 500 mille dollars et moins, serait de 38% des dépôts, soit 61,6 milliards de dollars. Nous pensons qu’il serait nécessaire de protéger les épargnes de ces deux groupes de déposants faisant partie de la classe moyenne qui a fait de son mieux pour constituer à nouveau ses épargnes et ses revenues au cours des trois dernières décennies suite à la guerre civile. Idem, cette classe moyenne jouerait un rôle à l’avenir pour la relance de l’économie vu qu’elle est composée d’un grand nombre d’entrepreneurs et d’investisseurs.

D’un point de vue économique, afin de protéger les trois tranches sous-mentionnées il est nécessaire de maintenir la stabilité du taux de change de la monnaie nationale qui, à son tour, nécessite de remédier à deux déséquilibres : la balance des paiements courants et le déficit des finances publiques. Ces déficits sont certes deux jumeaux qui se renforcent mutuellement particulièrement dans une petite économie caractérisée par une très grande ouverture à l’extérieur.

Premièrement, en parlant du déficit des finances publiques, ce dernier a connu un record de 6503 millions de dollars en 2019 par rapport à 5609 millions de dollars en 2018, soit une hausse de 894 millions de dollars dont le pourcentage est de 16%. Cette évolution montre une situation continue de détérioration du déficit des finances publiques à grande échelle malgré les engagements du gouvernement lors de la conférence CEDRE. Cette situation reflète, aussi, une tendance constante à la dilapidation des fonds publics, à la corruption ainsi qu’au perpétuel déni des détenteurs du pouvoir de la gravité de la crise. D’ailleurs, l’accroissement du déficit du trésor public va à l’encontre de la protection du pouvoir d’achat des revenus des petits déposants. Toutefois, ce n’est loin d’être la première fois que les autorités font preuve d’un tel déni ; en fait ça a été le cas pendant de nombreuses années, ce qui a, en l’occurrence, abouti aujourd’hui à une telle situation catastrophique !

La protection des petits déposants requiert, outre le contrôle du déficit des finances publiques, un contrôle égal du déficit extérieur qui se représente principalement par le déficit de la balance des paiements courants. Ce dernier au Liban est principalement le résultat du déficit commercial soit de la différence entre ce que nous importons et exportons comme biens et services. En l’absence de données précises sur les balances courantes, nous adoptons les estimations du fonds monétaire international qui la place à 22% du total, c.-à-d. à peu près 12 milliards de dollars par an en prenant en considération, bien évidemment, les transferts de la diaspora libanaise à l’étranger moins ceux des étrangers, qui travaillent au Liban, à leurs pays y compris les ouvriers syriens. Par ailleurs, malgré les échanges commerciaux et financiers avec l’extérieur, les paiements libanais ont continué de connaître de grands déficits qui ont atteint successivement en 2018 et 2019 4,4 et 4,8 milliards de dollars c.-à-d. 8% et 8,7% du total. Le pourcentage des déficits augmente si nous éliminons les eurobonds libanais de la Banque du Liban. Ces niveaux de déficit des paiements extérieurs courants et totaux ne permettent pas le maintien d’un taux de change de 1507,5 L.L. pour un dollar. Ce dernier étant le prix requis pour préserver les épargnes des petits déposants et des quelques composants de la classe moyenne.

L’autorité politique qui régit les décisions économiques et financières dans le pays depuis l’instauration de la République de Taef, se contredit lorsqu’elle parle de la protection des petits déposants par un taux de change de 1500 L.L. pour un dollar, alors qu’elle fait place au déficit des échanges de biens, de services et de fonds avec l’extérieur à une telle grande échelle. La stabilité du taux de change nécessite, donc, soit des intérêts élevés qui ruinent la croissance économique, ce qui a été le cas au cours des derniers 25 ans, ou un contrôle des conversions et des transferts, qui auraient mis fin à ce dont a été fondé le système libanais depuis la séparation douanière avec la Syrie au début des cinquantaines du siècle passé. De plus, l’autorité va trop loin dans son déni en demandant la diminution de la structure des intérêts et en s’opposant en même temps à l’adoption de systèmes de contrôle des conversions et des transferts. Idem, la politique qu’elle a menée durant trois décennies est loin d’être responsable et jette la pierre facilement aux banques et à la Banque du Liban. Il convient de préciser, tel que l’un des députés a déclaré à bon droit, que le gouvernement a dilapidé, ce qui a contraint la Banque du Liban à couvrir ces dépenses. En l’occurrence cette dernière a poussé les banques à la financer et à en faire ainsi pour le gouvernement. Les banques ont donc, à leur tour, eu recours aux dépôts des gens et les ont ainsi investis dans des risques souverains élevés. Ces politiques forcent les parties concernées, le gouvernement, la Banque du Liban et les banques, à assumer leurs parts respectives de responsabilité.

Ces temps-ci, nous parlons beaucoup de l’obligation de trouver des solutions car les conséquences désastreuses du retard s’accélèrent comme jamais ; tandis que nous évitons d’en tenir compte. Les solutions sérieuses reflètent des multiples contributions publiées ou discutées dans des chambres closes ; elles s’accordent correctement d’ailleurs à une piste qui se résume en deux axes :

  • - Le premier axe comprend la restructuration de la dette publique de façon qui rend sa mise en œuvre possible d’une part, et, qui libère de ressources que le gouvernement utiliserait pour développer les infrastructures et protéger les classes de société les plus vulnérables d’autre part. En se basant sur des études et sur de nombreux documents de travail, la restructuration requiert trois choses : premièrement l’annulation des dettes du gouvernement des livres de la Banque Centrale dont le total s’élève à 39 milliards de dollars, la plupart étant en livres libanaise (33 milliards) et une partie en dollars (5,7 milliards). Deuxièmement, le rééchelonnement de la dette publique des banques (29 milliards de dollars) qui se répartit à part égale entre les bons de trésor en livre libanaise et en devise étrangères. Cette opération requiert, d’une part, la prolongation des durées actuelles des échéances d’une moyenne de 6 ans (8 pour les devises étrangers et 5 pour la livre libanaise) au double c-à-d de 12 ans ou plus. D’autre part, elle requiert la baisse du coût de la dette publique d’une moyenne aujourd’hui de 6,78% en ligne avec les dépôts des banques. Cette restructuration situe le pourcentage de la dette par rapport au PIB entre 80% et 100% et serait soutenable. Il est à noter que le Traité européen de Maastricht a rendu le pourcentage de la dette par rapport au total à un pourcentage 60% avec un déficit annuel ne dépassant pas les 3%. Toutefois, les pays européens s’efforcent pour se tenir à ce Traité. Ces pays ont une déontologie et une discipline quant à la direction des finances publiques qui ne se trouvent pas dans nos pays ; de même ils connaissent notamment moins de dilapidation et de corruption que chez nous.
    Selon les études, l’épargne résultant de restructuration de la dette du gouvernement dans les banques ainsi que son annulation à la Banque du Liban aboutirait à une baisse substantielle du service de la dette publique d’environ 6,5 milliards de dollars actuellement par an.
  • - Le second axe de la réflexion en cours se concentre sur la recapitalisation des banques. Néanmoins, les banques sont supposées de manière implicite subir des pertes suite au rééchelonnement de la dette publique à un prix relativement bas par rapport au rendement actuel de 6,78%. Elles seront, aussi, soumises à des pertes plutôt lourdes suite à leurs investissements en devises étrangères à la Banque du Liban. Cette dernière les a dépensés afin de financer le déficit de la balance des paiements depuis 2011 jusqu’ à la fin de 2019 au moins pour un montant de 18 milliards de dollars; en outre, la BDL a avancé au Trésor plus de 15 milliards de dollars à découvert. Ces paiements se sont accumulés suite à l’importation de carburants pour l’électricité et autre. Enfin, il faut ajouter la valeur de la détérioration de la régression de la qualité des portefeuilles de prêts du secteur privé qui se rapprochent sans les provisions, de plusieurs milliards de dollars. La qualité de ces portefeuilles a régressé avec la détérioration de la situation économique, l’absence de croissance et la hausse des taux de chômage. Elle s’est même reflétée sur les prêts personnels ainsi que les prêts de détail qui représentent plus que la moitié du portefeuille. La nécessite d’augmenter la capitalisation des banques s’accroît si nous ajoutons le volume des provisions qu’impose l’engagement des banques dans des règles de comptabilité financières internationales malgré sa relative libanisation de la part des autorités monétaires et celles de contrôle dernièrement. Nous citons un dernier élément mais non des moindres, s’agissant des exigences liées à la contribution « cash » et en devises étrangères pour un total s’élevant à 20% fonds propres des banques, ces exigences dépasseront les 4 milliards de dollars d’ici fin juin 2020 !
  • Pour plus d’ironie de sort, les représentants de la nation nous imposent une nouvelle taxe assez étrange intitulée la taxe de 2% sur le chiffre d’affaire des banques; celle-ci viendrait s’ajouter ainsi à une autre de 10% déjà imposée auparavant et qui n’est pas moins étrange ; celle-ci concernait les revenus des placements des banques à la Banque du Liban sans leur permettre de réduire les intérêts payés par des banques aux déposants.

    Alors de quelle façon a lieu la recapitalisation des banques dans le cadre des pertes auxquelles les banques n’arrivent pas à faire face. De plus personne n’ignore le besoin d’avoir recours au secteur bancaire dans la phase de la relance de l’économie. Ainsi aucune relance pour quelconque économie ne pourra avoir lieu dans les temps modernes sans un secteur bancaire nouveau et rétablie.

    Le secteur bancaire est visé par les personnes au pouvoir car ces derniers s’en servent de bouc émissaire au service de leurs politiques, de l’opération de pillage organisé et de dilapidation régulé du pays au cours de trois décennies.

    Les personnes qui bénéficient de l’autorité du gouvernement ne sont pas dans la mesure de s’acquitter de leur responsabilité. Cependant l’« intifada » du peuple libanais, sa force et la continuité de sa mobilisation répondent clairement et explicitement aux comportements des preneurs de décisions au sein du gouvernement. Les banques assument une part de la responsabilité avec la Banque du Liban pour avoir accepté et continué de financer les dépenses, la dilapidation et le pillage des fonds publics pour trois décennies !... Le gouvernement a, pour sa part, dépensé, le secteur bancaire a, quant à lui financé. Il est grand temps de récolter ce qui a été semé. Les libanais vont, donc, payer les pots cassés.

    Les personnes qui bénéficient de l’autorité du gouvernement ne sont pas dans la mesure de s’acquitter de leur responsabilité. Cependant l’« intifada » du peuple libanais, sa force et la continuité de sa mobilisation répondent clairement et explicitement aux comportements des preneurs de décisions au sein du gouvernement. Les banques assument une part de la responsabilité avec la Banque du Liban pour avoir accepté et continué de financer les dépenses, la dilapidation et le pillage des fonds publics pour trois décennies !... Le gouvernement a, pour sa part, dépensé, le secteur bancaire a, quant à lui financé. Il est grand temps de récolter ce qui a été semé. Les libanais vont, donc, payer les pots cassés.