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Août/Septembre/Octobre 2019

Soyons à l’écoute de la « noble révolution civile » car la vérité éclate dans les rues

Makram Sader

Lorsque nos enfants sont expatriés, comme la plupart des libanais, nous descendons à la place des Martyrs et la place Riad Solh pour voir dans les visages de cette jeune génération ceux de nos enfants. Cette génération qui s’est révoltée jusqu’à faire trembler la terre sous les pieds de la classe politique et des hommes d’affaires qui ont prospéré à son ombre. « Tous c’est-à-dire tous, et nous en faisons partie ». Le moment est venu pour nous autres banquiers d’écouter les enfants de la « noble révolution civile» comme l’a baptisée le journaliste Jihad el-Zein et d’y contribuer. Notre contribution devrait se situer sur deux niveaux : identifier et combattre la corruption d’une part, et contribuer à la restitution des fonds pillés d’autre part. Ces deux défis sont possibles en partant de la loi sur le secret bancaire (3 septembre 1956) et à travers la loi sur l’échange d’informations fiscales (loi à caractère d’urgence n°55 du 27 octobre 2016).

En ce qui concerne la levée du secret bancaire, nous nous étonnons du comportement de certains politiciens, qui se sont empressés de lever le secret bancaire et se sont hâtés de l'annoncer. Le secret bancaire n'est jamais levé dans l’absolu auprès des notaires, des juges ou des tribunaux. Le secret bancaire est en fait un contrat entre les détenteurs de comptes bancaires et leurs banquiers. Pour que la levée du secret bancaire soit effective, le client devrait préciser le nom de la banque (ou les banques) dans laquelle il détient des dépôts, et - s'il est sérieux - spécifier le type et le nombre de ses comptes, les devises dans lesquelles les comptes sont libellés et les succursales bancaires où ses comptes seraient domiciliés. Aussi, afin d’éviter des risques de réputation injustifiés, le secret bancaire devrait être levé vis-à-vis d'une autorité judiciaire compétente, tenue elle-même par le secret professionnel. Il ressort de la compétence de l’autorité judiciaire de vérifier au cours de ses investigations si le détenteur de comptes concerné aurait ouvert des comptes au nom de ses comptables, avocats ou autre partie liée. Pour que l’initiative soit effective, Il faut garder à l’esprit que le secret bancaire au Liban ne couvre que les comptes créditeurs auprès des banques libanaises. Il appartient donc aux autorités judiciaires d’élargir leurs enquêtes aux autres actifs financiers (obligations d’Etat, participations) et immobiliers. Et pour un résultat plus complet, les « révolutionnaires » pourraient recourir à d’autres procédures pour identifier des fonds et avoirs détenus à l’étranger et dont l’information est publique. Bien que l’accès à l’information à l’étranger serait plus complexe qu’au Liban, celui-ci pourrait être facilité par la Norme Internationale d’Echange d’Information Fiscale (« CRS ») élaboré par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

L’OCDE impose à ses États membres d'échanger des informations entre eux sur les citoyens résidents sur leurs territoires respectifs. Elle a également souhaité (pour ne pas dire imposé) que les États non membres, en particulier ceux qui sont soumis au secret bancaire ou à des systèmes similaires, d’adhérer à l’accord, faute de quoi ils seraient inscrits sur la liste des pays non coopérants. Ces pays non coopérants risquent de voir les échanges financiers (notamment les remises des non-résidents vers le pays non coopérant, en l’occurrence le Liban) des pays de l’OCDE perturbés, voire menacés.

Afin d’éviter l’inscription du Liban sur la liste des pays non coopérants, l'Association des banques du Liban a demandé à ses membres de se conformer aux normes de CRS, ce que la Banque du Liban a par la suite règlementée par une circulaire. A noter que ces réglementations n’ont pas été satisfaisantes pour l’OCDE qui a exigé l’adoption d’une loi par le parlement. Et il en a été ainsi : la loi a été publiée au Journal officiel (n ° 51 du 27/10/2016 sous le numéro 55 et nommée «Échange d'informations à des fins fiscales») avec en annexe l'Accord multilatéral de coopération technique dans le domaine fiscal en français et en anglais (MAC et MCAA)). Le ministère des Finances a par la suite publié le décret d’application n ° 1022 publié au Journal officiel (n ° 31 du 13/7/2017). En application de la législation, les banques ont adopté des procédures internes (e.g. des systèmes informatiques, formation des cadres) afin de faciliter la collecte et la transmission d’information fiscales au ministère des finances chargé de par la loi de la collecte et de l’échange de ses données.

Or, selon l’OCDE, la loi reste jusqu’à ce jour non applicable ; le ministère des finances au Liban ne semblerait pas encore être équipé techniquement et humainement pour assurer un échange d’informations efficace et discret tel que l’exige le CRS.

En pratique, la mise en œuvre effective de cette loi permettrait à l'Etat libanais de recevoir des informations fiscales sur les fonds des Libanais à l'étranger (Londres, Paris, Suisse, Chypre, ... Pays arabes, Afrique, etc.) qui comportent des informations sur les montants, devises, numéros de compte, intérêts payés et noms des titulaires de comptes. Afin que le Liban puisse bénéficier de cet échange, le Liban devrait lui aussi en contrepartie fournir aux pays tiers les informations sur leurs citoyens au Liban ou sur les comptes au Liban des Libanais résidents dans ces pays tiers (par exemple les pays européens). L’application de cette loi permettrait donc de tracer et de restituer l'argent pillé et transféré à l’étranger par quiconque ayant assumé des responsabilités en lien avec affaires publiques, comme fut précisé par Me Nasri Diab (le journal Al-Joumhouria le 15/11/2019). A noter que le décret d’application (décret 1022/2017, tableau n °3) comporte une liste de 99 pays et entités juridiques signataires de l’accord dont 60 sont tenus de d’échanger les informations fiscales. Il est fort probable que l’argent des responsables libanais soit déposé dans un de ces pays ou entités.

Bien que le Liban ait adhéré à l’accord général du CRS, pour des raisons que nous ignorons (!!), le Liban n'a toujours pas signé les accords d'échange d'informations avec un grand nombre de pays où résident des libanais expatriés détenant des comptes au Liban. A noter que certains de ces pays refusent de signer des accords avec le Liban (Chypre) considérant que l’échange d’information n'est pas suffisamment sécurisé au Liban.

Nous invitons les acteurs de la révolution à se pencher sérieusement sur cette question, et à se faire assister par ces milliers de jeunes libanais experts dans divers domaines, notamment (i) des avocats qui ont pratiqué au pays et à l'étranger, (ii) des gestionnaires de portefeuille experts dans la structure juridique des portefeuilles financiers sur les marchés mondiaux, et (iii) codeurs impliqués dans la recherche et l’investigation sur Internet.

A l’occasion de cet article, j’en profite pour reconnaitre que le secteur bancaire a participé et participe encore au financement de l’Etat et au maintien du régime politique mis aujourd’hui en accusation par la « noble révolution civile ». Il porterait ainsi sa part de responsabilité. L'État libanais et particulièrement les politiciens au pouvoir depuis plus d’un quart de siècle ont dépensé (dilapidé !) mais le secteur bancaire a financé. Bien entendu, le service de la dette est devenu une part importante (un tiers) des dépenses de l'État et représente aujourd’hui plus de la moitié de ses revenus. Nous espérons, qu’avec les nouveaux plafonds d'intérêt fixés par la Banque du Liban, que ce coût de financement diminuera proportionnellement pour conduire à une baisse du service de la dette.

Le secteur bancaire a également financé aussi massivement le secteur privé avec un volume qui a permis à ce secteur privé de se développer sans se capitaliser. Cette situation n’est plus viable. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est moins de dette pour le secteur privé et plus de capitaux ; cela requiert que le secteur privé et commercial se tourne vers ses actifs financiers y compris ceux investis à l'étranger. Il faut également réduire le volume des importations qu’a permis la stabilisation du taux de change pendant un quart de siècle grâce aux intérêts élevés qui ont profité aux grands déposants et empêché la croissance de l'économie réelle.

Une révision de ce système est nécessaire, mais il faut surtout une politique monétaire et bancaire davantage axée sur les besoins réels de l'économie. Par contre, évitons de diaboliser le secteur bancaire et profitons plutôt de son vaste potentiel humain et organisationnel, ses réseaux à l’international et au sein du pays, et ce au service des citoyens et de l'économie. La plupart des révolutions dans le tiers monde au cours des années 1960 et 1970 sont tombées dans ce piège, et leurs secteurs bancaires s’est effondrés, sans réussir à le reconstruire.

Écoutons la révolution et contribuons à sauver notre pays, même au détriment des maîtres du régime politique qui ont appauvri le pays et ont poussé nos enfants à la révolte ... La corruption est devenue un crime financier au même titre que l’argent lié à la drogue et au financement du terrorisme clairement stipulé dans la loi anti-blanchiment (44/2015), ou à l’enrichissement illicite (154/99). Les banques devraient jouer un rôle central à travers leurs obligations de bien connaitre leur client et l’origine de leur fonds.

Que nos banquiers se rallient cette fois-ci à la « noble révolution civile » contre le système de corruption,